Abousoufiane Elkabouss
Reportage réalisé par la rédaction – AlkalimaPress
Il est un peu plus de 23 heures à Racine, l’un des quartiers les plus chics de Casablanca. Sous les lumières pâles des réverbères, des silhouettes furtives se glissent entre les bancs du jardin public. Parmi elles, une jeune femme, visiblement désorientée, installe un carton contre un muret. À ses côtés, deux bébés enveloppés dans une vieille couverture dorment à même le sol. La scène semble irréelle, mais elle est tristement banale. Elle illustre un phénomène inquiétant : Casablanca, métropole moderne et vitrine économique du Maroc, est aussi devenue un territoire d’errance pour une population sans-abri de plus en plus visible, de plus en plus vulnérable.
Dans les rues d’Anfa, les sans-abri ne se contentent plus de tendre la main. Certains sombrent dans la violence la plus extrême. En décembre dernier, un fait divers glaçant a secoué le quartier : cinq SDF ont sauvagement agressé un sixième, à coups de sabres, barres de fer, et même à l’aide d’un briquet pour le brûler. Selon la police, l’origine du conflit serait liée à une affaire de drogue. Ce n’est pas un cas isolé : la rue est devenue le théâtre d’affrontements quotidiens, alimentés par la misère, la dépendance et l’absence totale de repères.
À Sidi Moumen, Moulay Rachid ou Ahl El Ghulam, d’autres drogues prolifèrent. La boufa, surnommée “drogue des pauvres”, circule en quantité. Moins chère, plus accessible, elle plonge ses consommateurs dans un état second et favorise des comportements imprévisibles, parfois violents. Le karkoubi, quant à lui, fait des ravages silencieux. Il transforme des adolescents en agresseurs, voire en meurtriers. À Casablanca, un jeune sous l’emprise de cette substance a poignardé sa propre mère.
Dans cette spirale infernale, les enfants ne sont pas épargnés. De plus en plus de très jeunes grandissent dans la rue, au milieu des toxicomanes, des déchets, des dangers. Ils n’ont ni papiers, ni école, ni soins. Pour eux, l’avenir se construit entre un trottoir et une seringue. « C’est une génération invisible », confie un travailleur social que nous avons rencontré à Derb Sultan. « Ils n’existent dans aucun registre, et personne ne vient les chercher. »
Les habitants des quartiers concernés s’inquiètent, parfois réagissent avec peur ou hostilité. À Anfa, des commerçants dénoncent l’insécurité grandissante : mendicité agressive, vols, squats dans les entrées d’immeubles, agressions verbales ou physiques. Les caméras de surveillance enregistrent des scènes de violence, souvent commises par des groupes désœuvrés sous l’effet de drogues. Les autorités procèdent régulièrement à des évacuations et arrestations, mais sur le terrain, rien ne change vraiment. Les sans-abri réapparaissent, ailleurs, parfois le soir même.
Certaines associations locales tentent d’intervenir. Des programmes de médiation sociale et de réinsertion ont été lancés dans quelques arrondissements pilotes. Mais les moyens sont dérisoires face à l’ampleur du phénomène. « Il nous faudrait un plan national, pas des actions isolées », explique une responsable d’ONG, active dans le centre-ville.
En parcourant Casablanca aujourd’hui, on découvre une ville à double visage. L’un, tourné vers la modernité, les investissements, l’ouverture. L’autre, criblé de souffrance humaine, de drames silencieux, de vies brisées dès l’enfance. Dans cette capitale économique, le luxe côtoie la misère, parfois à quelques mètres d’écart.
Dans les rues, les enfants grandissent trop vite. Les mères s’effondrent. Les regards s’endurcissent. Et le bitume, chaque soir, devient un lit pour celles et ceux que la société a cessé de voir.
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